Rana Gorgani, une des rares femmes derviches tourneurs, élève la danse soufie au rang d’art spirituel. Cette biographie révèle l’essence de cette virtuose, parfois nommée la papesse de la danse soufie, même s’il n’est pas évident de saisir celle qui cite volontiers Rûmî pour se présenter : « Je ne suis ni d’Orient, ni d’Occident, ni de la terre, ni de la mer. […] Mon lieu est le non-lieu, mon signe est le non-signe. Je ne suis ni corps ni âme, car j’appartiens à l’Âme des âmes. »
Née en Allemagne d’une mère iranienne et d’un père kurde, Rana grandit en France, où elle vit aujourd’hui. La musique est sa première rencontre avec la spiritualité soufie, alors qu’elle joue du daf, ce tambour sur cadre sacré d’origine kurde. Le soufisme devient alors le fil rouge de sa vie et sa source d’inspiration. Ce rapport à la spiritualité n’est pas seulement une histoire d’origine : que ce soit par la pratique ou par l’intellect, Rana ne consacre sa vie qu’à cet unique sujet.
Née en 1984, Rana étudie la philosophie puis le théâtre, en intégrant le Conservatoire de Paris. Elle commence sa carrière en enseignant cet art et en jouant dans diverses pièces.
En 2008, au cours d’une représentation mise en scène par un Iranien, sa vocation s’impose. La pièce comporte une danse persane et Rana réalise alors qu’elle peut exprimer qui elle est dans la danse. Elle abandonne tout et commence à voyager en Orient. Suivent de nombreuses années d’apprentissage en Iran et dans ses pourtours, où Rana se forme aux danses iraniennes et voisines.
En 2009, elle fonde la compagnie “l’Œil Persan”, la première compagnie à valoriser les danses traditionnelles du monde persan en Europe. Des collaborations prestigieuses voient déjà le jour : avec le Musée Guimet pour plusieurs saisons mais aussi avec l’Institut du Monde Arabe et des acteurs culturels au Brésil ou à New-York. Si les spectacles créés ont un ancrage soufi, Rana n’emmène le tournoiement qu’avec pudeur.
En 2014, pour approfondir sa connaissance de la danse, elle commence un Master en ethnomusicologie et anthropologie de la danse. Elle évolue entre l’Europe, où elle continue à se produire en spectacle, et l’Iran où elle effectue son travail de recherche au sein des Qashqa’i, un des peuples nomades du pays. La vie parmi eux est un nouveau déclic : même s’ils ne sont pas soufis, ils vivent au quotidien tel que l’exige la spiritualité soufie. Rana le réalise alors : tout appartient à tout le monde.
En 2016, avec la fin de ses recherches, elle prend une décision : ne plus interpréter de danses traditionnelles. En reproduisant ces danses qui ne sont pas siennes, elle a la sensation de se travestir. Si elle monte sur scène, ce doit être authentique. Seule la danse soufie lui permet de danser comme elle respire. Sans aucune certitude si ce n’est celle de suivre son cœur, elle se dépouille de ses anciennes pratiques.
En 2017, sa confrérie soufie l’ordonne maître. Elle refuse ce statut pour honorer un autre engagement. Elle transmettra bien cette spiritualité, mais par son art. Ce choix exigeant fera qu’elle ne pourra retourner en Iran. C’est en Turquie qu’elle se rendra désormais, où elle intègre l’ordre Mevlevi, la confrérie des derviches tourneurs.
Un entraînement physique régulier, l’enseignement de la danse soufie et de méditation, la création de spectacles, les nécessaires temps pour se ressourcer et l’ouverture d’un temple soufi, ce lieu spirituel et artistique inédit en France : l’agenda de Rana ne désemplit pas. Celle qui lit en persan trouve cependant toujours un temps pour continuer à étudier les écrits de Rûmî. Tout l’enseignement de Rana s’inspire du message spirituel de ce poète mystique du XIII ème siècle qui a profondément influencé le soufisme. Rûmî invite l’être à se questionner sur la symbolique de l’amour qui, pour lui, n’est pas un sentiment, mais une quête. La pratique de la musique et de la danse, véritable chemin spirituel, est la voie de l’ouverture du cœur. D’autres poètes mystiques tel Hafez, Attar, Saadi inspirent les créations de Rana.
La force de Rana est d’emmener la spiritualité soufie dans des univers inattendus.
En 2017, elle accepte l’invitation de Marie-Agnès Gillot, étoile du Ballet de l’Opéra, pour danser lors d’un événement carte blanche à Paris.
C’est un succès et le début de nombreuses collaborations : Rana danse à l’Opéra Garnier sous la direction Dimitri Chamblas pour les 70 ans de Longchamp ; elle collabore avec le duo Bird on The Wire ; elle crée le spectacle Trans-derviche avec le groupe Haïdouti Orkestar ; elle présente des conférences dansées dans des conservatoires ; elle travaille avec le chorégraphe Mehdi Kerkouche ; aux côtés de Simon Ghraichy, elle danse à l’Institut de France, à l’Institut du Monde Arabe, au Festival 1001 notes…
Année après année, l’art de Rana devient incontournable. Son travail est reconnu par l’UNESCO avec qui elle prend part à de nombreuses conférences et événements en Grèce ou au Canada. Elle partage sa pratique avec le plus grand nombre avec le documentaire Les chemins du sacré de Frédéric Lenoir pour ARTE. Elle est régulièrement invitée à danser et enseigner dans de nombreux festivals en France et à l’étranger : le Festival On danse chez vous du Théâtre National de Chaillot, le Festival des Suds à Arles, le Festival Balbek au Liban, le Al-Burda Festival à Dubaï… Par ses nombreuses collaborations, par chacune de ses représentations et par ses connaissances et savoir-faire partagés, Rana est sans doute la plus grande ambassadrice de la spiritualité soufie en Occident.
Aurélie Croiziers de Lacvivier